Compte rendu de la Conférence APRAM / EUIPO du 1er décembre 2023: quand le luxe illumine la voie de la preuve du caractère distinctif acquis par l'usage

mercredi, 06 décembre 2023 14:42

A l’occasion de son intervention lors de la Conférence APRAM du 1er décembre dernier, le Président Alexander KORNEZOV a livré de précieux enseignements quant à la méthologie de démonstration de l’acquisition du caractère distinctif par l’usage d’une marque de l’Union Européenne (UE), en particulier pour les pays de l’UE dans lesquels le titulaire de marque n’aurait pas de point de vente.

Il est revenu, en particulier, sur l’arrêt du Tribunal de l’UE, rendu à propos de la marque à damier bleu et beige de LOUIS VUITTON représentée ci-dessous (TUE, 19 octobre 2022, n°T-275/21, LOUIS VUITTON MALLETIER /EUIPO), arrêt qui, au terme d’une lecture parfois a contrario, donne les clés d’une démonstration fructueuse.

Droit du luxe marque LVM

Les points essentiels:

  • sur la portée géographique de la démonstration: l’acquisition du caractère distinctif par l’usage doit être démontrée pour l’ensemble du territoire de l’Union et non pas uniquement sur une partie substantielle de celui-ci
  • pour autant, l’appréciation de la pertinence des éléments produits doit rester globale, sans isoler les éléments de preuve par état membre pris individuellement
  • il est ainsi possible que des éléments de preuve présentent une pertinence en ce qui concerne plusieurs états membres, voire l’ensemble de l’Union / ce peut être le cas quand l’opérateur économique a regroupé plusieurs états membres au sein du même réseau de distribution et qu'il applique par exemple à ces états, une même stratégie marketing, comme s’ils constituaient un seul et même marché national + pareil en cas de proximité géographique, culturelle ou linguistique entre deux états membres, si le public pertinent du premier possède une connaissance suffisante du marché national du second
  • pour le reste, appréciation selon la méthode du faisceau d’indices, parmi lesquels:
  • les classements et parts de marché: éléments pertinents même si plus généraux dès lors qu’il y est quand même fait référence à la marque dont il s’agit de démontrer l’acquisition du caractère distinctif par l’usage + pour les parts de marché, éléments là aussi pertinents s’ils permettent une distinction entre les différentes marques du requérant (ce qui n’avait pas été le cas pour LV en l’espèce, c’est pourquoi le Tribunal avait considéré les éléments produits certes pertinents mais non suffisants)
  • les informations concernant l’histoire de la marque contestée: éléments pertinents sauf si, comme en l’espèce, il s’agit seulement de documents internes ou d’éléments (extraits de magazines en particulier) dont la distribution, diffusion ou seulement connaissance dans les états concernés par la démonstration (en l'espèce ceux sans points de vente) ne sont pas démontrées
  • les factures de ventes: éléments pertinents même pour un faible volume, ce faible volume étant susceptible de s’expliquer par l’absence de boutique dans les états concernés / + pertinence de factures provenant de boutiques situées dans un autre état membre dès lors qu’il est démontré que lesdites factures se rapportent à des ventes réalisées à des personnes ayant indiqué, lors de l’achat, être domiciliées dans l’état membre concerné par la démonstration / + il est de toute façon retenu que la connaissance d’une marque de luxe n’est pas nécessairement proportionnelle au volume des ventes, les marques de luxe pouvant poursuivre une stratégie marketing basée sur la rareté ou l’exclusivité = le public pertinent est donc susceptible d’en avoir connaissance, alors même qu’il n’achète pas des produits portant ces marques
  • les extraits de catalogues, les campagnes promotionnelles et la couverture médiatique liée à la marque: peuvent constituer des éléments pertinents même si la langue n’est pas celle du pays concerné par la démonstration dès lors que pour la promotion de produits de mode, comme en l’espèce, ces publications se focalisent souvent sur des images plutôt que sur du texte + il est admis par le Tribunal que le public pertinent d’un état membre est susceptible de maîtriser à suffisance une langue autre que sa langue officielle
  • les déclarations concernant la distribution de magazines contenant des annonces de produits: appréciation du nombre peut être ajustée en fonction de la taille du marché : par exemple, en l’espèce, pour l’Estonie, le Tribunal a retenu qu’un nombre de 14.010 exemplaires de tels magazines distribués, n’était pas négligeable, compte tenu de la petite taille du marché estonien
  • les éléments de preuve concernant l’usage de la marque contestée sur internet: le Tribunal retient un rôle de plus en plus important de ces éléments compte tenu de l’essor du commerce électronique, et plus généralement de l’importance croissante de l’internet dans la vie des affaires, en ce compris la promotion d’une marque dans l’espace virtuel / nécessité toutefois de démontrer que les sites internet en cause et, en particulier, les pages Internet sur lesquelles ladite marque a été affichée, promue ou commercialisée, ciblent ou sont consultés par une partie significative du public pertinent des états membres dans lesquels la marque est dépourvue ab initio de caractère distinctif intrinsèque / à cette fin, prendre en compte notamment les domaines de premier niveau des sites internet en cause, leur langue et leur contenu + l’origine du trafic sur ces sites (par exemple par la présentation d’un rapport d’analyse du trafic démontrant qu’un nombre important d’internautes de l’état membre concerné par la démonstration a consulté ou interagi avec le contenu du site internet en cause, avec des données relatives au nombre de visites sur ledit site internet, de commentaires ou d’autres formes d’interactions des internautes de l’état membre concerné par la démonstration)
  • + pertinence également des preuves montrant que les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux affichent des résultats de recherche non-sponsorisés renvoyant systématiquement, pour des termes de recherches décrivant la marque en cause, aux produits du titulaire de celle-ci
  • les déclarations d’experts les déclarations sous serment notamment de chambres de commerce et d’industrie, d’autres associations professionnelles ou organismes indépendants, ou d’autorités publiques, portant sur la perception d’une marque par le public pertinent: elles constituent bien des preuves « directes » de l’acquisition d’un caractère distinctif par l’usage, en particulier lorsqu’elles émanent de sources indépendantes et que leur contenu est sensé et fiable
  • les sondages d’opinion: qui peuvent, sans perdre en pertinence, porter sur la perception de la marque par le public pertinent au sein d’un seul état membre / de plusieurs pris conjointement (par exemple parce que ces pays seraient traités de façon uniforme, fusionnée au sein du réseau de distribution du titulaire de la marque) ou en raison de la proximité géographique, culturelle ou linguistique de ces pays (on pense au BENELUX par exemple) / ou sur toute l’UE / il s’agit bien de preuves « directes » de l’acquisition d’un caractère distinctif par l’usage, en particulier lorsqu’ils contiennent des questions non orientées et qu’ils sont basés sur un échantillon représentatif
  • les éléments de preuve concernant des procédures en contrefaçon: pertinents dès lors que le volume et la fréquence desdites saisies dans les états membres concernés par la démonstration sont indiqués (§ 116 de la décision)

Exemple plus particulier de l’Estonie : certes, pas de boutique sur ce territoire / pour autant, le Tribunal retient la pertinence de la preuve apportée par des déclarations d’associations estoniennes fiables + publications dans des magazines de mode, distribués dans des volumes importants au regard du marché estonien / les classements des « brands » corroborant la démonstration / le Tribunal rappelant que le simple fait que le requérant ait présenté d’autres preuves qui ne font pas référence à l’Estonie ne saurait remettre en cause les preuves pertinentes pour cet état membre.

Conclusion générale : la tendance serait à une approche plus globale et non plus état membre par état membre, permettant d’envisager l’UE comme un tout, non fragmenté en marché nationaux, en cohérence avec l’esprit de la construction européenne envisageant le marché intérieur comme un marché unique.

L’arrêt commenté est disponible ici :

https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=FE2C82D1C5825F474226C297A54DF5DA?text=&docid=267375&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=4504900

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Article rédigé par :
Julie Curto

Julie Curto

Avocat - Barreau de Lyon

Fondatrice en 2011 du Cabinet qui porte son nom, son activité est depuis toujours intégralement dédiée au droit de la propriété intellectuelle et contentieux des affaires.